Dans mon ancienne entreprise, mon voisin d’open-space vouait une passion pour la chasse à courre. Lui faisait face une collègue partageant régulièrement des vidéos de L214. Au deuxième étage, la pratique de la messe dominicale était courante ; au troisième, on militait pour la cause LGBT. Autant vous dire qu'il y avait de l'ambiance à la pause dej'! Issus d'horizons très différents, on bossait ensemble, et ça se passait – Ô surprise – relativement bien. Et si, finalement, c'était aussi ça, la vie de bureau : une expérience quotidienne de l'altérité ?
Après plusieurs années en entreprise, je suis devenue indépendante en 2019. Freelance et ravie de mon choix, je me pose néanmoins la question de l’individualisation de notre rapport au travail. Car la montée du travail indépendant traduit, entre autres, une volonté de choisir : son métier, ses horaires, son mode d'organisation, ses partenaires voire ses clients. Or, si cette soif de se réaliser dans son travail, de se sentir aligné avec ce que l’on fait et avec qui on le fait n’est pas nouvelle et ne concerne d’ailleurs pas que les indépendants, que dit-elle de notre rapport au travail ?
Une revendication légitime
Toutes les enquêtes le confirment : cette quête de sens est une revendication de plus en plus partagée par les travailleurs. Elle ne concerne pas seulement quelques happy-few, néo-artisans reconvertis en brasseurs ou fromagers dans l'Est parisien. Quoi de plus compréhensible ? Les méthodes de management "modernes", basées sur la logique du calcul et de la rentabilité, ont privé les employés de leur subjectivité. On ne leur demandait pas de penser, mais d’appliquer les procédures, on les invitait à se fondre dans la « culture d’entreprise ».
Cette organisation du travail est de plus en plus décriée. L'experte Laetitia Vitaud, par exemple, préfère substituer au travail considéré comme labeur une acception liée à la notion d'ouvrage, découlant des valeurs de l'artisanat. En choisissant de se mettre à leur compte ou de se reconvertir, certains tournent le dos à un monde du travail qui ne leur convient plus. D’autres îlots de résistance prolifèrent, ne se manifestant pas forcément par une rupture avec le salariat : les "intrapreneurs" veulent "hacker" leurs organisations de l’intérieur, d’autres encore rejoignent des sociétés labellisées "B-Corp", soucieuses de leur impact sociétal et environnemental. On ne peut que s’en réjouir.
Mais n’est-on pas allé trop loin ? A force d’enjoindre les travailleurs à se reconnecter à leurs aspirations profondes, n’a-t-on pas laissé trop de place à la subjectivité ?
Qui se ressemble s’assemble
Dans leur essai Happycratie, Eva Illouz et Edgar Cabanas explorent les manifestations de cette injonction au bonheur, corollaire d’une idéologie libérale où le bien-être individuel est érigé en valeur suprême. Dans le monde du travail, après des années de standardisation, le « moi » refait surface. Il n’y a qu’à observer l’évolution des discours managériaux : on ne parle plus de "qualifications" mais de "talents" ; en situation de conflit, il n'est plus conseillé de contacter son délégué du personnel mais de se faire "coacher"...
En 2015, Danièle Linhart pointait les dérives de la sur-humanisation du management dans son essai La Comédie humaine du travail. De fait, les théories du management, basées sur l’exaltation du talent individuel et la compétition, ont surtout eu pour effet de détricoter les liens sociaux - et donc les éventuelles luttes collectives - au sein des entreprises. Pour autant, ce délitement du collectif n’est pas l’unique fait de dirigeants ou de consultants malintentionnés : l’effondrement des corps intermédiaires - partis politiques, syndicats - a ouvert l’autoroute à l’expression de la subjectivité au travail. Au lieu de "s'encarter" ou de s'engager dans une asso de quartier comme autrefois, il s'agit désormais, au sein même de la sphère du travail, de s'entourer de collègues qui partagent nos convictions.
Mais l’envers de la médaille n’est-il pas le risque d’une homogénéisation des groupes sociaux ? Il n’y a qu’à faire un tour dans certains collectifs d’indépendants – ou start-up – pour constater que la diversité des parcours ne saute pas aux yeux. A quelques exceptions près, ces nouveaux collectifs de travail présentent des caractéristiques sociologiques communes, et les "rencontres du 3ème type" s'y font rares. Un entre-soi qui, soit-dit en passant, sévit également dans certaines entreprises du CAC 40 ou au sein des grands corps de l’État.
Or, on peut se demander si l’expérience du travail, ce n’est pas justement entrer en relation avec des gens qui ne pensent pas comme nous, qui n’ont pas les mêmes "backgrounds".
L’entreprise, ce n’est pas que du kif
L’aspiration à se réaliser dans son travail est légitime. Mais que penser des discours qui présentent l’entreprise comme un lieu "d’aventure", où l’on vient vivre des "expériences mémorables" ? Cette vision hors-sol du travail réel ne peut que créer de la déception. Le travail n’est pas l’expérience linéaire du kif absolu, en compagnie de gens qui nous ressemblent.
Que l’on soit salarié ou indépendant, le travail c’est avant tout faire œuvre commune. Même un freelance ne dépend pas que de lui-même. Le travail n’est pas seulement un espace de sociabilisation, c’est aussi le lieu des interdépendances.
Travailler, c’est faire l’expérience de ce qui résiste : cela ne se passe pas toujours comme on voudrait. Le bureau, l’atelier, l’espace de co-working sont aussi des lieux de contraintes, d’obstacles à surmonter, de tâtonnement au sens que donne Fanny Lederlin à l'action dans Les dépossédés de l'open-space. C’est d’ailleurs ce qui fonde l’autonomie au travail : pouvoir décider de la meilleure stratégie à adopter pour résoudre tel ou tel problème. Face à l’adversité, les travailleurs se sentent utiles : au plus fort de l’épidémie de COVID, si les témoignages de soignants racontaient la fatigue et le désarroi, certains disaient aussi la satisfaction d’avoir retrouvé des marges de manœuvre. Face à l’ampleur de l’urgence, libérés de certaines contraintes administratives, ils ont fait face ensemble aux difficultés.
La montée du travail indépendant est un signal fort qui enjoint les organisations à se transformer. Les plus jeunes ont raison d’être exigeants : ils ne sont pas "pourris gâtés", ils pensent leur relation au travail. Néanmoins, ne perdons pas de vue que l’expérience du travail c’est aussi apprendre à faire œuvre utile avec des gens qu’on n’a pas nécessairement choisis. C’est accepter d’être bousculé, poussé dans ses retranchements. On n’est pas à l’abri d’une bonne surprise. Sur ce, je vais déjeuner avec d’anciens collègues. Ceux du deuxième étage.
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