Usbek et Rica et le CTIPF * organisait ce 2 juillet une conférence sur l’avenir de notre modèle social à l’aune de la montée du travail indépendant. Parce que le sujet ne concerne pas seulement les quelques 800 000 freelance du pays mais qu’il pose plus largement la question du modèle de société que nous voulons défendre, je me propose de vous partager ici les quelques points que j’ai retenus du débat.
Pourquoi ce sujet des travailleurs indépendants fascine autant ?
Lorsque l’on parle des travailleurs indépendants, la figure-type qui nous vient à l’esprit est celle du chauffeur Uber ou du coursier Deliveroo. Or, ces travailleurs des plateformes représentent moins de 1% de la population active des indépendants rappelle Laetitia Vitaud, experte du futur du travail et co-autrice du rapport de l’Institut Montaigne "Travailleurs des plateformes : liberté oui, protection aussi" (2019). Le terme « travailleurs indépendants » recouvre une réalité extrêmement hétérogène : travailleur de plateforme, artisan-commerçant, profession libérale, start-upper ou encore freelance, les travailleurs indépendants sont aussi divers que nombreux. Or, c’est le phénomène des travailleurs des plateformes qui fascine le plus, et notamment les médias. Pourquoi ?
Laetitia Vitaud avance 4 raisons majeures :
L’économie numérique et ses implications, notamment le brouillage des frontières entre producteur et consommateur, fait peur. C’est la question de la répartition de la valeur, du « digital labor » et du travail gratuit. En effet, le retour à une économie de la « micro-tâche » - qui concernait une majorité de travailleurs du XIX è s - n’est guère reluisant.
Cet engouement médiatique s’explique aussi par la crainte d’une domination américaine. Ce n’est pas un hasard si le terme « uberisation » a été choisi pour englober le phénomène de l’économie des plateformes. Uber est devenu le symbole absolu du géant américain parti à l’assaut du modèle social européen.
La peur des machines et du pouvoir de l’algorithme. Nous craignons les plateformes car elles sont le symbole d’une perte de notre libre-arbitre (de notre liberté tout court ?) face au pouvoir de la machine.
Enfin, cette économie des plateformes soulève la question de la subordination du travailleur à la plateforme et de la perte inexorable des droits de protection sociale.
Les travailleurs des plateformes représentent « la pointe émergée de l’iceberg », insiste Laetitia Vitaud. Si l’on se pose la question du modèle de protection sociale en se concentrant uniquement sur cette catégorie d’actifs, l’effet serait contre-productif :
« si l’on créait des droits sociaux exclusivement rattachés aux utilisateurs des plateformes, on créerait une forme d’incitation à avoir recours à ces plateformes pour travailler. Le lien de subordination s’en trouverait encore renforcé ».
S’il est urgent de repenser la question de la protection sociale liée au travail indépendant, c’est qu’on ne peut pas nier sa montée en puissance. « 40 % des travailleurs de l’UE ne sont pas en situation de CDI temps plein » rappelle Laetitia Vitaud. Certains le sont par choix (free-lance, « slasheurs »…), d’autres le subissent (montée du temps partiel, du « jobbing » etc), mais il serait illusoire de penser que ces travailleurs n’aspirent pas à la protection et à une certaine forme de sécurité que procurait le salariat.
Que celui qui n’a jamais essayé de louer un appartement ou de contracter un emprunt bancaire sans pouvoir fournir une fiche de salaire lève la main…
Quel modèle de protection sociale demain ?
« Protection sociale » : mais de quoi parle-t-on au juste ?
Si vous êtes salarié et que vous êtes capable de déchiffrer toutes les lignes de votre fiche de paie, alors vous n’avez pas besoin de rappel, vous savez parfaitement à quoi servent les multiples cotisations. Pour les autres, voilà un tableau bien utile :
Les indépendants sont donc beaucoup moins protégés face aux risques de la vie (arrêt maladie, perte d’activité…) que les salariés.
Laetitia Vitaud rappelle qu’historiquement les indépendants (professions libérales et réglementées, artisans-commerçants…) avaient choisi de se désolidariser du système général pour garantir un modèle qui, selon eux, répondait à leurs spécificités. Mais aujourd’hui, les nouvelles figures du travail indépendant (freelance, entrepreneurs…) revendiquent des droits similaires à ceux des salariés.
Le gouvernement sera-t-il capable de repenser notre modèle de protection sociale pour répondre à ces aspirations ? Pour Jérôme Guedj, conseiller départemental et spécialiste du vieillissement,
« la question du modèle social est systématiquement appréhendé d’un point de vue budgétaire alors que c’est un choix politique, un choix de société ».
Certes, 14% du PIB du pays financent le système de retraite, contre 10% pour la moyenne des pays de l’UE, « mais, in fine, nos retraités sont deux fois moins pauvres que leurs homologues européens ».
Depuis des années, le discours sur « la baisse des charges » a gagné l’opinion publique. Le coût du travail serait trop élevé et notre modèle social « trop généreux », « on ne parle plus de cotisation ou de contribution, on parle systématiquement de charges » souligne Laetitia Vitaud. Or, la sémantique a son importance.
Les gouvernements successifs semblent reprendre à leur compte une théorie américaine, chère aux conservateurs des années 80 :
« Starve the beast ». Le principe est simple : plus vous allégez les charges, plus vous asséchez les recettes fiscales, ce qui vous permet au bout du compte de faire des coupes budgétaires en matière de prestations sociales.
Pourtant, cette stratégie libérale n’a jamais fait ces preuves en matière de création d’emplois. En France, un certain nombre de dispositifs allègements fiscaux ont été mis en place pour faciliter la création d’entreprise. Pour Laetitia Vitaud, cette stratégie est pernicieuse. En prenant l’exemple de l’ACRE (dispositif d’exonération de charges sociales destinés aux autoentrepreneurs), elle note que « les jeunes entrepreneurs prennent un mauvais pli : séduits par le dispositif la 1è année, ils tombent de leur chaise à partir de l’année 2…». L’acculturation à la contribution au système de protection sociale ne se fait pas.
Quel rôle des corps intermédiaires ?
Impossible d’appréhender les nouvelles formes de travail sans parler des corps intermédiaires. Rouage essentiel du système, les corps intermédiaires aujourd’hui s’essoufflent, or
« toutes les innovations sociales du siècle dernier : mutualisme, caisse de secours, syndicalisme ont été possibles grâce aux mouvements sociaux liés au travail » rappelle Denis Maillard, spécialiste des questions sociales.
Mais les indépendants du XXIè s ont-ils une conscience de classe ? L’hétérogénéité de leurs statuts, la diversité de leurs expériences de travail semblent être un frein à la constitution d’un collectif puissant, capable de porter des revendications.
Pour Denis Maillard, le syndicalisme doit évoluer vers « un syndicalisme des besoins ». Parce que les enjeux du travail évoluent, les corps intermédiaires doivent se réinventer. En premier lieu, ils doivent être capables de se concentrer sur « l’expérience concrète du travail ». Renouveler les formes de dialogue avec les travailleurs, tirer-parti des outils numériques pour faire remonter leurs besoins : les syndicats traditionnels sont déjà sur la bonne voie.
Denis Maillard défend également un « syndicalisme de l’Exit » c’est-à-dire être capable d’accompagner les travailleurs d’un emploi à un autre ». A l’ère où l’obsolescence des connaissances s’accélère et où le nombre de reconversions professionnelle grimpe, les syndicats ont un rôle majeur à jouer. Le succès des start-up comme « The Switch Collective » en sont la preuve : actifs, chômeurs, entrepreneurs, tous recherchent un accompagnement dédié à leurs besoins et veulent se sentir appartenir à une communauté.
Enfin, Denis Maillard promeut « un syndicalisme de l’Extérieur » : les combats ne doivent plus se mener seulement à l’intérieur de l’entreprise. « Quand la CGT intente une action collective contre la Caisse d’Epargne sur des questions d’égalité homme-femme, cela dépasse le cadre de l'entreprise car c'est un sujet de droits humains ».
Bref, il y a du pain sur la planche.
Sans un sentiment d’appartenance à un groupe aux intérêts communs et sans une représentation organisée, il sera difficile pour les indépendants de faire entendre leur voix.
L’audace n’exclut pas la lucidité. On dépeint souvent les indépendants comme des êtres intrépides n’ayant peur de rien. Évitons la caricature et rappelons que de nouvelles données doivent être prises en compte : accroissement de l’espérance de vie et de la dépendance, obsolescence des connaissances et des compétences, hausse du coût du logement…Protéger tous les citoyens contre ces nouveaux risques devrait être un idéal politique et non une question algébrique.
* : Centre Technique des Institutions de Prévoyance
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