Cet article a été co-écrit avec la chercheuse Juliette Fronty et a été publié dans le rapport d'étonnement de Social Demain
Entreprise libérée, management participatif, co-construction…le dialogue est sur toutes les lèvres. Il faut « libérer la parole », échanger, discuter. Si l’intention est louable, il faut reconnaître que la pratique du dialogue est bien plus complexe qu’elle n’y paraît. Dans la vraie vie, oser donner son point de vue est rapidement perçu comme entrer en désaccord avec ses supérieurs ou ses pairs. Or, le désaccord est une position inconfortable et encore moins socialement valorisée.
Mais alors, qu’est-ce que le dialogue et doit-on apprendre à dialoguer ? Le développement des formations au dialogue nous interroge. Pour nous, le dialogue se distingue de la rhétorique et de la communication. Si le dialogue est uniquement pensé comme un moyen d’atteindre un accord, ou de convaincre son interlocuteur, le risque serait de le dévitaliser de sa substance.
Le dialogue ne vise pas le consensus
Le plus grand danger des "formations au dialogue" consiste en leur promesse illusoire d’un idéal d’accord et de bonne entente. Le dialogue est alors perçu comme un moyen d’échanger pour atteindre une vision commune d’une situation, et ainsi « se mettre d’accord sur la bonne solution ». D’une part, cela nous semble relever d’une approche très positiviste de la réalité : il existerait un réel admissible, qui disqualifierait d'emblée ceux incapables de le percevoir - le fameux « vous n’êtes pas sérieux ! ». D’autre part, c’est méconnaître la nature profonde du dialogue, dont le but n’est pas de convaincre son interlocuteur.
David Bohm, physicien et philosophe, nous interpelle dans On Dialogue sur le sens du terme : « "Dialogue" vient du grec "dialogos". "Logos" veut dire “le mot” ou, dans notre cas, nous dirons “le sens du mot” et "dia" qui signifie “à travers” - et non deux.”. Le dialogue n’est donc pas une conversation entre deux personnes (au moins), mais un échange à travers le sens des mots, un voyage à travers ce sens. Cette vision peut paraître très philosophique, mais Bohm ne s’est pas contenté de penser le dialogue, il l’a aussi expérimenté. Via l’organisation de moments de dialogue entre Israéliens et Palestiniens, il démontrait que l’objectif du dialogue n’était pas de se mettre d’accord : il ne s’agissait pas de convaincre l’autre que sa situation était la plus "vraie" ni la plus terrible, mais de penser ensemble, « de sorte à agir avec intelligence. »
Bohm va plus loin : « Si les gens arrivent à partager leur frustration, leurs différentes hypothèses contradictoires et leur colère mutuelle (…), alors vous avez une conscience collective. » L’idée n’est alors plus de "faire un pas l’un vers l'autre" comme il est d'usage de le dire dans le cadre d'une négociation, mais bien d’aller l’un avec l’autre. La différence est fondamentale, qui nous amène à abandonner l’envie, même à moitié avouée, d’un objectif, d’une fin au dialogue. C’est dans sa forme la plus désintéressée que le véritable dialogue peut opérer, qu’il s'épanouit dans une position d'ouverture la plus large vers la différence et la diversité.
Le dialogue, au sens où il est un lieu d’échange, d’expression des contradictions, revêt une dimension politique. C’est ce qui nous permet de faire société.
Apprendre à vivre en désaccord
Dans son ouvrage sur la coopération, le sociologue Richard Sennett insiste sur la "compétence dialogique", qui met au centre la capacité de vivre dans le désaccord plutôt que dans une recherche de l’accord à tout prix : « La dialectique cherche la coopération comme moyen pour obtenir la synthèse des points de vue, mais n’accorde aucune valeur aux relations créées par le dialogue. (…) Si on coopère juste pour réaliser un but, comme il est très rare de l’atteindre, les liens sociaux se dégradent au lieu de se renforcer. La coopération n’est pas, pour moi, l’art de se mettre d’accord mais plutôt de savoir écouter et de savoir vivre le désaccord. » (Philonomist, entretien, 2020)
Or, dire qu’on n’est pas être d’accord n’est pas facile, nous en avons tous fait l’expérience. Il n’est pas toujours aisé de manifester son désaccord au sein d’un groupe social quel qu’il soit. Dans le cadre professionnel, l’entrée dans le dialogue s’accompagne de « coûts sociaux et politiques » (Detchessahar, 2003). Dire que l’on n’est pas d’accord en entreprise, c’est prendre le risque de s’exposer à la critique, à une potentielle agressivité, au risque du conflit. Souvenez-vous la dernière fois que vous avez osé manifester publiquement votre désaccord en réunion… Il y a fort à parier que votre rythme cardiaque se soit légèrement accéléré. Dans le cadre personnel, on fait aussi parfois le choix de mettre les sujets de désaccord sous le tapis pour, dit-on, « maintenir de bonnes relations. » Il y a là l’idée que la conflictualité entraînerait forcément une dégradation de la relation, une blessure narcissique indélébile.
Car lorsqu’il est question de dialogue, il est aussi question d’ego. Les affects entrent en jeu et l’on peine parfois à dissocier l’idée, le propos, de la personne qui l’exprime. Plus qu’une "formation au dialogue", il nous semble important de veiller à la régulation des moments de dialogue. Pour qu’un dialogue effectif puisse s’épanouir, il faut nécessairement créer un cadre propice dans lequel les participants se sentent en sécurité pour partager des points de vue contradictoires.
Nous ne pensons pas ici aux espaces faussement bienveillants - entreprises dites libérées ou startups brandissant à tout va des valeurs de collaboration et d’ouverture. Dans les organisations a-hiérarchiques qui prônent une liberté de parole totale, il est en réalité souvent difficile d’exprimer un désaccord, qui irait « à l’encontre des valeurs qui soudent la communauté ». Lorsque les rôles ne sont pas clairement définis, les organigrammes perçus comme « rétrogrades », une hiérarchie informelle s’installe et les rapports de force, eux, subsistent. Dès lors, le dialogue devient difficile, tous ne se sentent pas légitimes pour parler.
C’est pourquoi il ne faut pas nécessairement avoir peur du cadre. Les dispositifs de régulation permettent de protéger les individus, d’éviter les formes d’abus de pouvoir qui nuisent au dialogue au sens "bohmien" du terme. Car si le dialogue n’est pas consensus, il n’est pas non plus absence de contestation.
Nourrir le dialogue intérieur
Tel que nous en avons dessiné les contours, le dialogue s’il se fait avec d’autres se fait tout autant en soi. C’est le « dialogue intérieur », qui naît du « dialogue apparent », selon Mathieu Detchessahar et Yves Clot : « Le dialogue apparent, c’est lorsque deux locuteurs au moins discutent, expriment leurs arguments et réagissent aux propositions de l’autre. Dans le même temps, les répliques du dialogue apparent interfèrent avec le dialogue intérieur de chaque participant (...) A la fin du dialogue apparent, chacun emporte les mots de l’autre qui continueront de l’interroger, de le bousculer, de l’éclairer… »
C’est là toute la richesse du dialogue. Si à l’issue de l’échange, on n’est pas d’accord, cela ne signifie pas que nous n’avons pas fait évoluer nos points de vue. Le dialogue ne prend pas fin lorsque la discussion s’arrête.
Il nous faut davantage penser le dialogue comme une posture d’ouverture, un cheminement, plutôt que comme un simple outil de gestion pour les relations sociales ou en tant que mode managériale. S’attacher au cadre et à la régulation de la parole est indispensable. Pour autant, il ne faudrait pas que l’attention portée au processus, à la forme, nous amène à en aseptiser le fond. Il arrive que dans certains collectifs, l’on se passionne pour les conditions du dialogue au détriment du fond. A force de vouloir répondre à la question « comment allons-nous nous parler ? », on ne sait plus de quoi nous parlons et surtout la spontanéité du dialogue peut se trouver empêchée. Il nous est parfois plus facile de nous « cacher » derrière la forme pour ne pas aborder les questions de fond. Que pense-t-on du potentiel rachat de l’entreprise ? L’écologie est-elle compatible avec le social ? La relocalisation de notre activité est-elle viable ? Ces exemples de questions qui agitent nos collectifs et entreprises témoignent qu’il est sûrement plus important d’enclencher une véritable dynamique de dialogue collectif que de chercher à tous se mettre d’accord.
Se former au dialogue, c’est surtout l’expérimenter. Au bureau, ou entre amis, peu importe, parlons-nous ! Autorisons-nous à avancer ensemble au travers du sens des mots, sans chercher à convaincre l’autre à tout prix. Pensez que votre prochain dîner en famille pourrait être un excellent cas pratique. Vivement noël !
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