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Ken Loach filme le travail des "temps modernes"​

« Tu ne travailles pas pour nous, mais avec nous. Il n’y a pas de salaire, mais des honoraires », la scène d’ouverture du dernier Ken Loach « Sorry we missed you » pose le ton. Ricky, travailleur précaire qui a écumé des jobs de maçon et plombier, recherche un nouveau boulot, il ne veut plus avoir « quelqu’un sur le dos ». Ce nouveau job, cela sera chauffeur-livreur franchisé. Le responsable de l’entrepôt lui fait alors miroiter l’eldorado de l’auto-entrepreneuriat « ici, tu seras ton propre boss ».


Prisonnier du contrôle de la machine

L’eldorado se transformera vite en enfer. Ken Loach filme les ravages de l’ubérisation et ses dégâts collatéraux sur la vie privée de ces nouveaux exploités. A 83 ans, le réalisateur britannique porte un regard acéré sur la société de l’hyper-consommation et les nouvelles formes de travail précaires.


Pour « embarquer » dans la « nouvelle aventure », Ricky doit commencer par s’acheter une camionnette. Problème, il n’a pas les ronds. Il convainc alors sa femme de vendre la voiture du foyer. Abby, aide à domicile, devra alors prendre le bus communal pour assurer ses visites quotidiennes chez les personnes âgées.


Au fil des scènes, on prend conscience de l’absurdité contenue dans la fausse promesse de départ. Ricky n’a aucun degré d’autonomie. Le « scan », essentiel à la livraison des colis, le géolocalise en permanence. Pisté, il doit cavaler pour livrer à l’heure dite. S’il s’octroie une pause de plus de 2 minutes, la machine émet un bip sifflant. Il n’a pas le temps pour une pause pipi, il doit se soulager dans une bouteille. C’est cette vérité, les coulisses de notre société du « tout de suite », que Ken Loach nous révèle.


Solitude et isolement des travailleurs

Ricky est seul dans sa camionnette. Au dépôt, il n’a pas le temps de discuter avec ses pairs. Pas de collègue, pas de solidarité. Le journaliste Jean-Baptiste Malet avait déjà décrit l’isolement des travailleurs du secteur de la logistique dans l’essai En Amazonie [i]. Affublés d’un casque qui leur dicte les consignes d’une voix automatisée, impossible pour ces salariés et intérimaires d’échanger quelques mots avec les collègues.


C’est cette nouvelle solitude que révèle le film de Ken Loach. Prisonnier du contrôle de la machine, Ricky n’a pas le temps de s’appesantir sur son sort et donc d’envisager, avec d’autres, des actions pour améliorer sa condition…


Ricky travaille 14h/ jour, 6 jours/7. Et c’est autant que sa femme, Abby, aide à domicile dévouée et exténuée. C’est là le tour de force de Ken Loach, son film ne dénonce pas seulement la condition des travailleurs des plateformes, il pointe aussi du doigt la condition des travailleuses du « care ».


Aides à domicile, aides-soignantes, femmes de ménage… : ces salariées mal payées, aux horaires décalés, effectuent des tâches peu valorisées dans des conditions difficiles. Or, comme les travailleurs de plateformes, leur nombre ne cesse d’augmenter. Quiconque s’intéresse à l’avenir du travail devrait scruter davantage les conditions des employés des secteurs du "care". Majoritairement occupés par des femmes, ces emplois sont la clé de voûte de nos sociétés : « la nature même des services à la personne, des soins, du travail social et de l’éducation rend ces emplois non seulement indispensables, mais aussi non délocalisables et peu automatisables, car ils exigent un contact humain prolongé » souligne Pierre Rimbert dans cet article du Monde Diplomatique[ii]. Un chiffre : « pour 1 million d’emplois de développeurs informatiques promis d’ici à 2026, on compte 4 millions d’aides à domicile et d’aides-soignantes, payées 4 fois moins ». Le monde économique se polarise : d’un côté, l’univers féminin, de plus en plus qualifié mais précarisé, de l’autre, la bulle des nouvelles technologies composée essentiellement d’hommes « les jeunes entreprises de la Silicon Valley emploient comme ingénieurs informatiques 88 % d’hommes, et les salles de marché 82 % d’analystes masculins »[iii].


Salariés du « back office » contre « front office »

Un groupe social travaille, dans l'ombre, à l’épanouissement de l’autre. C’est cette dichotomie entre employés du « back office » et salariés du « front-office » qu’avait remarquablement mis en lumière Denis Maillard dans cet article publié sur Slate à l’aube du 1er tour de l’élection présidentielle. Livreurs, aides-à domicile, manutentionnaires : ce sont eux qui nous livrent nos colis, prennent soin de nos aînés, nettoient nos bureaux et espaces de coworking. Maillon indispensable de la chaîne, « ils savent le besoin qu’on a d’eux et le peu de reconnaissance qu’ils en obtiennent ».


C’est d’eux dont parle Ken Loach dans « Sorry we missed you ». On sent que le maître du cinéma social regrette le temps des solidarités ouvrières. Quand Abby raconte l’organisation de ses journées à l’une de ses patientes âgées « je n’ai pas de contrat horaire, je suis payée à la visite », la vieille militante, en première ligne lors des grèves des mineurs de 84 s’offusque : « où est passée la journée de 8h ? ». On sourit, jaune.


Ricky et Abby s’épuisent au travail. Sans temps pour soi, sans temps pour sa famille, tout se met à dérailler. Leur horizon est court-termiste : l’urgence est de rembourser les dettes et de recadrer l’ado en rébellion. Quand le temps du travail empiète sur le temps personnel, quand il n’y a pas d’espace pour discuter, s’organiser en collectif, la contestation du modèle n’est pas possible.


Mais, comme le fait remarquer Pierre Rimbert, « transformer la coalition objective qui se lit dans les statistiques en un bloc mobilisé requerrait une conscience collective et un projet politique ». L’urgence est semble-t-il d’empêcher le détricotage du modèle social pour libérer du temps aux travailleurs. Du temps pour discuter, s’organiser et défendre leurs droits.


Infatigable observateur de notre société, Ken Loach fait du Ken Loach : il dénonce, sans concession. A nous de prendre notre part et de réfléchir à deux fois avant de commander les achats de Noël sur Amazon Prime.




[i] « En Amazonie, infiltré dans le meilleur des mondes » Jean-Baptiste Malet, éditions Fayard


[ii] « La puissance insoupçonnée des travailleuses domestiques » Pierre Rimbert – Le Monde Diplomatique, Janvier 2019


[iii] Kasee Bailey, « The state of women in tech 2018 »




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